LEMONDE.FR 07.04.08 14h02 • Mis à jour le 11.04.08 17h56
Dans un "chat" au Monde.fr, Matthieu Ricard, l'interprète français du dalaï-lama, rappelle que le chef spirituel des Tibétains ne demande pas le boycott de la cérémonie des Jeux de Pékin.
Marie-Claire : Bonjour (et tachi délé). Selon vos informations, quel a été le facteur déclenchant des émeutes de Lhassa ? Confirmez-vous la version officielle chinoise selon laquelle des moines tibétains auraient agressé des commerçants chinois ?
Matthieu Ricard : Il y a plusieurs raisons : la proximité des JO, qui a fait penser aux gens que c'était une chance unique de faire entendre leur voix au monde, car après, il n'y a aucun moyen de pression. D'autre part, beaucoup de Tibétains ont perdu leur travail à la suite de l'afflux d'immigrants chinois, à cause du train. C'est l'accentuation de la sédentarisation forcée des nomades, l'intensification de la rééducation patriotique dans les monastères. Tout cela a augmenté le mécontentement et déclenché les émeutes.
Le premier aspect, ce sont des laïques qui ont été rejoints par quelques moines et qui se sont promenés avec un drapeau tibétain dans Lhassa le 10 mars au matin. Ensuite, les manifestations se sont accentuées jusqu'au 14. Ce sont de jeunes Tibétains qui ont mis le feu à des boutiques, il y a eu cinq ou six morts parmi les Chinois. Cela s'est passé dans le quartier central de Lhassa. Bien qu'il y ait eu 10 000 policiers, ils ne sont pas intervenus le 14, et on soupçonne que c'était pour laisser la situation s'envenimer et justifier leur répression.
Mais le 14 dans l'après-midi, dans des quartiers périphériques de Lhassa, le quartier de Drapchi et Karma Gonsar, loin des témoins occidentaux, la police a tiré à balles réelles et il y a eu 67 morts ce jour-là. En tout, à ce jour, nous avons les noms de 192 morts tibétains et 2 300 arrestations confirmées de personnes qui maintenant ont disparu.
Jopaselu : Quelle est la position exacte du gouvernement tibétain en exil sur l'indépendance ou l'autonomie du Tibet, mais aussi sur le boycott de la cérémonie d'ouverture des JO (et non le boycott des Jeux) ?
Matthieu Ricard : Le dalaï-lama a dit d'innombrables fois que quel que soit le passé, même si le Tibet, du point de vue du droit international, est une nation occupée, du fait que le Tibet a été coupé de la mer et peu développé, on pouvait voir un aspect positif des choses à ne plus demander l'indépendance. Et comme Deng Xiao Ping l'a dit, mis à part l'indépendance, tout pouvait être discuté avec le dalaï-lama. Sur cette base, celui-ci a dit : renonçons à l'indépendance et discutons d'une autonomie dans laquelle les Tibétains pourraient gérer leurs affaires intérieures (éducation, culture, religion), et laisseraient au gouvernement central les affaires extérieures et la défense.
L'étape suivante serait que le Tibet soit une zone de paix entre les grandes puissances de l'Asie. Le dalaï-lama a toujours dit qu'il fallait un engagement positif avec la Chine, qu'il n'était pas en faveur du boycott, qu'il fallait s'ouvrir à la Chine en espérant qu'elle allait se libéraliser.
Cela dit, il a dit qu'on ne pouvait pas reprocher aux gens de manifester leur indignation devant la tragédie qui, de nouveau, a affecté le Tibet, mais que lui ne demandait pas le boycott. Ce qui semble plus constructif, ce serait de dire : oui, nous participerons aux Jeux et à l'ouverture, à condition que vous entamiez un dialogue avec le dalaï-lama avant les Jeux.
Barbie : Que pensez-vous des derniers événements sur le parcours de la flamme olympique ?
Matthieu Ricard : Il a dit qu'on ne pouvait pas reprocher aux gens de manifester leur indignation devant la répression qui a lieu au Tibet. Je pense que vu le très peu de moyens que l'on a de faire pression sur la Chine, elle ferait ce qu'elle veut si l'on ne manifestait pas. C'est un moyen d'accentuer la pression sur la Chine, pour lui montrer qu'elle ne peut pas s'en tirer comme ça avec tous ces massacres.
Kimphan3 : Le dalaï-lama va-t-il rencontrer le président Sarkozy ?
Matthieu Ricard : On ne sait pas encore.
Cathy : Française, en Chine depuis vingt-deux ans, à Pékin depuis six ans, je vis très librement dans cette ville. Les JO, ici, nous les attendons avec beaucoup d'enthousiasme, résidents étrangers et locaux. Alors oui, les Tibétains ont certainement des problèmes dans leur pays qu'est la Chine, mais l'occasion est trop belle d'empêcher de se dérouler à Pékin une fête attendue des Chinois, qui le méritent grandement. Pourquoi maintenant ? Les droits de l'homme, c'est d'abord de donner aux hommes le droit de vivre décemment.
Matthieu Ricard : J'ai sous les yeux un témoignage de deux dissidents chinois qui viennent d'être arrêtés, qui fait état de tout ce qui s'est passé derrière le rideau pour la préparation des Jeux. Il fait état de plus d'un million de personnes déplacées, de quarante-trois types de personnes qui ne sont pas autorisées à participer aux Jeux.
Exemple : quelqu'un qui devait participer aux Jeux pour personnes handicapées a été disqualifié parce qu'il avait perdu ses jambes à Tiananmen. Il y a eu de très nombreuses violences contre des gens qui refusaient de quitter leur maison. Et un journaliste, Xu Zerong, a été condamné à treize ans de prison pour avoir divulgué certaines de ces informations.
J'ai sous les yeux un document de cinq pages qui détaille toutes les violences, tous les abus organisés pour que cette parade des JO puisse se faire. Il y a un coût humain considérable et qui n'est pas digne de ce que représenterait l'idéal olympique.
Finalement, l'argument pour donner les JO à la Chine, c'était que ça allait l'aider dans son mouvement d'ouverture vers le monde, et non pas simplement flatter un sentiment nationaliste. Mais malheureusement, dans cette obsession de contrôler 100 % de la situation, cela a donné lieu à ces répressions au Tibet.
François M : Que répondez-vous sur le fond aux critiques d'un Jean-Louis Mélenchon, par exemple, qui souligne l'absence de tout projet démocratique dans l'autonomisation culturelle revendiquée du Tibet ?
Matthieu Ricard : Il faudrait qu'il s'informe un peu. Le dalaï-lama a imposé le système démocratique dans le gouvernement en exil. Il a limogé son cabinet il y a quelques années et dit qu'il fallait des élections. Il y a un Parlement élu, un premier ministre tibétain en exil.
Il a dit maintes fois que si le Tibet recouvrait sa liberté, ce serait un gouvernement laïque, démocratique, avec séparation complète de la religion et de l'Etat.
Et que dans un tel système, lui ne pourrait avoir aucun rôle politique ni appartenir à aucun parti, que le vieux Tibet avait bien sûr des aspects féodaux, qu'évidemment s'il avait été un pays libre, il se serait modernisé et démocratisé, et qu'il n'y a pas un seul Tibétain qui songerait maintenant à revenir en arrière.
Le dalaï-lama prône principalement ce qu'il appelle l'éthique séculière : promouvoir les valeurs humaines. Il a toujours déconseillé aux Occidentaux de se convertir au bouddhisme. Il préfère promouvoir les valeurs humaines. Un des seuls livres qu'il a vraiment écrits lui-même s'appelle Ethique pour le prochain millénaire, c'est un livre d'éthique laïque.
Donc l'engouement pour le dalaï-lama, à mon sens, est justement pour quelqu'un qui est la voix pour la tolérance et l'ouverture aux autres formes de pensée.
Laurent : Y a-t-il des contacts non officiels entre le dalaï-lama et des responsables chinois ?
Matthieu Ricard : Il y a eu sept rencontres semi-officielles entre eux depuis cinq ans, qui n'ont strictement rien apporté, aucun bénéfice pour le Tibet.
Ce qui semble indiquer que les Chinois n'ont pas la moindre intention de modifier la façon dont ils traitent les Tibétains et la façon dont ils s'adressent au dalaï-lama.
Jean-Louis P. : Ne pensez-vous pas que les Chinois, dans leur grande majorité, ont l'impression qu'on cherche à les humilier et à gâcher une fête sportive qu'ils ont durement préparée ?
Matthieu Ricard : C'est exact, mais c'est principalement dû à la façon dont sont présentées les informations dans les médias chinois, où l'on donne l'impression que le soulèvement qui se produit encore en ce moment dans toutes les régions du Tibet serait en réalité le fait de quelques voyous tibétains qui auraient des pensées racistes à l'encontre des Chinois. Alors que c'est en fait un acte de désespoir à la suite de cinquante ans d'oppression qui ne se relâche pas, et dont la nature est complètement inconnue du peuple chinois.
Du fait qu'il y a un contrôle des médias qui n'existe pratiquement nulle part ailleurs dans le monde, ce que confirment tous les correspondants de presse qui vivent en Chine.
Tabacoyron : Tashi Delek, Matthieu Ricard ! Ne faut-il pas craindre une répression accrue de la part des Chinois sitôt les Jeux et les projecteurs du monde entier passés ?
Matthieu Ricard : Oui, c'est possible. D'ailleurs, maintenant déjà, les deux cents Tibétains qui sont morts savaient très bien à quoi ils s'exposaient, mais ils ont décidé de prendre ces risques graves pour attirer l'attention du monde, en espérant que quelque chose de positif pourrait suivre dans l'établissement d'un dialogue ou un progrès vers la résolution du conflit. C'est un choix qu'ils ont fait en connaissant les conséquences très graves auxquelles ils s'exposaient. C'est pour cela qu'il faut d'autant plus soutenir leur combat.
franck : Ne serait-il pas temps que les grands de ce monde acceptent de recevoir officiellement le dalaï-lama au regard de la situation actuelle de l'homme au Tibet ou dans certains provinces de la Chine ?
Matthieu Ricard : On commence à le faire. Le président Bush, Angela Merkel, Gordon Brown vont le recevoir. Le chancelier autrichien l'a reçu.
Kim : D'où vient l'argent du dalaï-lama ?
Matthieu Ricard : Il n'y en a pas beaucoup, pour commencer. Un ministre du gouvernement en exil doit gagner 300 euros par mois, 30 % du budget du gouvernement sont consacrés à l'éducation. Cela vient de contributions des réfugiés tibétains hors du Tibet – ils sont 150 000 – et de dons qui sont faits non pas au dalaï-lama personnellement, parce qu'il n'en accepte pas, mais au gouvernement en exil, aux écoles, etc.
Nicolas : Comment résoudre le problème de la succession du dalaï-lama, tout en gardant une légitimité vis-à-vis des Tibétains, de la communauté internationale et du gouvernement central chinois ?
Matthieu Ricard : Le dalaï-lama a toujours dit que si les institutions devaient être maintenues, cela dépendait uniquement des souhaits du peuple tibétain. Donc, selon leurs souhaits, l'institution pourrait continuer ou pas, et se poursuivre de la même manière ou d'une nouvelle manière.
La nouvelle manière pourrait être l'élection d'un dalaï-lama, un peu comme le pape, ou qu'il soit désigné de son vivant.
Mais il a clairement dit que si l'on suivait le système traditionnel, ce qu'on appelle le mécanisme de réincarnation – ce qui signifie que c'est lui qui serait chargé du processus –, il ne se réincarnerait pas dans un Tibet occupé. Cela n'aurait pas de sens.
adélaïde : Pourriez-vous lui succéder ?
Matthieu Ricard : C'est la plus grosse blague que j'aie jamais entendue.
scoubidou : Que peut-on faire concrètement pour soutenir le Tibet ? L'action non violente prônée par le dalaï-lama ?
Matthieu Ricard : Ce qui a été fait jusqu'à maintenant : faire valoir nos sentiments au public, auprès de nos députés, qui relaient au gouvernement. Et je crois que le peuple français s'est beaucoup manifesté, ce qui a joué un grand rôle dans la mobilisation des forces gouvernementales.
Boney : Comment ouvrir les yeux du peuple chinois sur cette situation au Tibet ?
Matthieu Ricard : Malheureusement, il faudrait qu'il y ait un minimum d'accès à l'information, ce qui n'est absolument pas le cas en Chine. D'autre part, le peuple n'est pas motivé à essayer de savoir. Il écoute ce qu'on lui dit. Tant qu'il n'y aura pas une libéralisation de l'information, cela ne risque pas de changer.
Cela dit, il y a des intellectuels chinois qui sont beaucoup plus ouverts et qui ont une attitude tout à fait positive vis-à-vis du Tibet. Il y a aussi de très nombreux bouddhistes chinois qui voyagent maintenant au Tibet et établissent des liens personnels avec des bouddhistes tibétains.
Changchub : A-t-on des nouvelles du panchen-lama ? (le panchen-lama est le second personnage de la hiérarchie du bouddhisme tibétain)
Matthieu Ricard : Aucune. On ne sait pas s'il est en vie. Je rappelle que c'est un autre personnage très important au Tibet. Sa réincarnation a été reconnue il y a une douzaine d'années. Il avait 7 ans, il a été immédiatement arrêté ainsi que sa famille, emmené en Chine. Et depuis, aucune nouvelle. Les Chinois disent qu'il va bien, mais on n'a aucun moyen de le vérifier.
berget_daniel : Existe-t-il des partis ou mouvements politiques non religieux au Tibet ?
Matthieu Ricard : Au Tibet, il n'y a pas de parti politique, comme il n'y en a pas en Chine, à part le Parti communiste. Et dans l'exil, il y a un système démocratique, et il y a cinquante députés de diverses tendances qui ont été élus pour constituer cette assemblée en exil, qui est purement laïque.
senosenjack : Ne pensez-vous pas que les émeutes sont organisées pour déstabiliser la Chine, qui devient trop puissante pour des pays comme les Etats-Unis, la Russie, l'Europe, l'Inde, etc. Je me pose la question...
Matthieu Ricard : Ça n'a aucun sens. Connaissant bien le Tibet, peuplé de paysans et de nomades, leur non-connaissance des langues étrangères et leur manque de communication avec le monde, il est clair que ces soulèvements ont été des manifestations spontanées, d'exaspération devant l'oppression.
Et qu'il n'a été besoin de personne pour l'organiser, pas même du dalaï-lama, et encore moins d'une quelconque puissance étrangère, qui n'a aucune présence et aucun moyen de pénétration dans ces régions reculées.
benjamin : Que pensez-vous des actions de Reporters sans frontières ?
Matthieu Ricard : Je pense qu'il est nécessaire en ce moment d'utiliser tous les moyens possibles et raisonnables pour maintenir la pression sur la Chine, notamment afin qu'un dialogue s'ouvre avec le dalaï-lama avant les Jeux. Et en particulier en ce qui concerne les manquements aux droits de l'homme qui ont lieu en Chine.
Merci de vous sentir concernés par cela. C'est la première fois depuis la loi martiale de 1989 que le monde s'émeut autant de ce qui se passe au Tibet, et espérons que ces Tibétains ne seront pas morts en vain et qu'un progrès constructif pourra s'ensuivre, principalement l'ouverture d'un dialogue avec le dalaï-lama. De sorte qu'à la fois le sort des Tibétains soit enfin amélioré, et que le peuple chinois lui-même trouve sa satisfaction dans des Jeux qui se dérouleraient à peu près normalement.
Quant au gouvernement chinois lui-même, on n'a pas beaucoup de compliments à lui faire. Tout ce qu'on peut lui souhaiter, c'est qu'il s'ouvre finalement à un monde de tolérance et de dialogue. Mais pour cela, il a beaucoup de chemin à parcourir.
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