la visite de presse organisée par les autorités chinoises.
Vendredi 14 mars, Lhassa, la capitale du Tibet chinois, s'embrase. Quelle est la séquence d'événements qui a précédé, scandé puis suivi ce "vendredi noir" qui a brutalement projeté le Tibet sur la scène médiatique et diplomatique mondiale et placé la Chine sur la défensive ? Plus de quinze jours après les faits, bien des zones d'ombre persistent. Les témoignages sont partiels. L'intoxication fait écran. L'impossibilité pour la presse de travailler dans des conditions indépendantes dans un Tibet verrouillé par les forces chinoises hypothèque la recherche de la vérité. Après la grande confusion des premiers jours, il est pourtant possible d'y voir un peu plus clair aujourd'hui.
Tout commence le lundi 10 mars à Lhassa. Au Tibet, le 10 mars est toujours une date sensible : c'est l'anniversaire du soulèvement de Lhassa en 1959. Le 14e dalaï-lama, âgé de 23 ans, avait alors pris la fuite, franchi les cols glacés de l'Himalaya pour se réfugier dans la ville indienne de Dharamsala. Un deuil politique. L'échéance est sensible, pas forcément explosive. Mais ce 10 mars 2008 est très spécial. Les Jeux olympiques de Pékin auront lieu dans cinq mois, les projecteurs de la presse internationale sont braqués sur la Chine scintillante. Pour les Tibétains, c'est une aubaine. Ils entendent bien profiter de ce moment exceptionnel pour faire entendre leur voix.
Combien sont-ils à l'aube de ce lundi ? 200 ? 300 ? 400 ? Il est 6 heures du matin et ils sortent du grand monastère de Drepung, situé à 8 km à l'ouest de Lhassa.
Dans un frémissement de robes grenat, les moines prennent le chemin du centre-ville. Aucun slogan politique n'est proféré. Les bonzes n'exigent qu'une seule chose : la libération de ceux des leurs qui ont été emprisonnés en octobre 2007 pour avoir malicieusement célébré une victoire diplomatique du dalaï-lama. A Washington, le chef spirituel des Tibétains avait alors reçu - des mains de George Bush ! - la médaille d'or du Congrès américain. A Drepung, certains murs du monastère ont, comme par hasard, été repeints en blanc au lendemain de l'événement. Le défi silencieux n'avait pas échappé à la police chinoise. Les meneurs présumés avaient été arrêtés.
Les moines marchent, donc. La petite cohorte ne tarde pas à buter sur un barrage de forces de l'ordre. Face à la haie de boucliers, les religieux s'assoient sur le macadam. Le sit-in dure quelques heures avant que l'assemblée ne se disperse. A ce stade, la police est prudente. Elle a apparemment reçu des consignes de retenue. Au crépuscule, un nouvel attroupement se forme. Au centre-ville, cette fois-ci. Des moines et des étudiants se retrouvent au coeur de la place Barkhor. Ils se déploient en cercle, main dans la main. Policiers en uniforme ou en civil sont présents en masse. Six ou sept manifestants sont embarqués. Le fond de l'air est lourd à Lhassa.
Le lendemain, mardi 11 mars, le ciel au-dessus de Lhassa est toujours aussi bleu, ce bleu pur des altitudes himalayennes, mais le climat est orageux. Des moines de Drepung sortent à nouveau sur la chaussée, galvanisés par les arrestations de la veille. Ils sont aussitôt suivis par d'autres religieux du monastère de Sera, situé à 4 km au nord de la vieille ville. Ces derniers brandissent des drapeaux tibétains. Des incidents éclatent en fin de matinée quand la police chinoise, appuyée par des forces paramilitaires de la police armée du peuple (PAP), décide de disperser les manifestants manu militari. Des grenades lacrymogènes sont tirées, les moines sont frappés à coups de matraque.
Mercredi 12 mars, la tension monte encore d'un cran. Les rumeurs de tentatives de suicide de deux moines de Drepung, qui se seraient tranchés le poignet, enfièvrent les esprits. D'autres moines de Sera auraient entamé une grève de la faim. Dans ce même monastère de Sera, des moines sont battus par la police, rapporte un témoin à la BBC.
Un touriste européen, familier de la Chine et qui était alors en vacances à Lhassa, rapporte qu'à partir de ce moment le quartier tibétain est quadrillé par la police. "Tous les 10 à 15 mètres, en travers du circuit de pèlerinage autour du temple du Jokhang, dans la rue, une table avait été installée avec quatre chaises et des policiers", raconte-t-il au Monde.
Le Jokhang est le coeur du vieux Lhassa, le saint des saints devant lequel se prosternent des dizaines de pèlerins venus parfois des coins les plus reculés du Tibet. Mains jointes au-dessus de la tête, ils s'agenouillent, se jettent sur le sol, renouvellent leurs génuflexions après avoir complété, dans le sens sacré des aiguilles d'une montre, les deux cercles de la circumambulation autour du Johkang. C'est autour de ce temple que se nouera la tragédie quelques jours plus tard. Au Jokhang, les religieux sont cantonnés au premier étage, où ils vivent. Le jeudi 13, l'un d'eux se penche à une fenêtre et parvient à laisser tomber à des touristes : "Not so good here", selon un visiteur européen.
Le vendredi 14 mars, la mécanique infernale est en place. Après les monastères de Drepung et de Sera, c'est le temple de Ramoche qui entre en action. En fin de matinée, à l'issue de la prière, une marche de moines s'esquisse mais la police la bloque aussitôt. Les religieux s'assoient par terre. Vers 14 heures, le touriste interrogé par Le Monde voit des dizaines de camions militaires filer vers le quartier tibétain. "Les moines ont refusé de bouger, lui explique son guide. La police les a attaqués et les gens ont réagi en mettant le feu à un véhicule militaire." Les "gens" ont donc "réagi".
La grande nouveauté, c'est que les badauds tibétains se jettent dans la mêlée. Des volées de pierres s'abattent sur les boucliers de la PAP qui cède sous l'assaut. C'est l'émeute. La foule en furie gagne la rue de Pékin, l'artère principale qui traverse Lhassa d'est en ouest, puis se répand dans les allées de la vieille ville.
La colère des Tibétains, laïques et moines confondus, se déchaîne contre tout ce qui symbolise des dizaines d'années de colonisation chinoise. Les émeutiers caillassent des camions de la police, s'en prennent aux bureaux de l'agence de presse Chine nouvelle, aux bâtiments de la sécurité publique, au complexe commercial Baiyi, à une mosquée dont la porte flambe. Ils frappent avec violence des Chinois han croisés en chemin, incendient toutes les échoppes appartenant à des non-Tibétains. Une nappe de fumée noire recouvre Lhassa.
Dans ce chaos général, les rancoeurs longuement accumulées entre Tibétains et migrants han ou hui (musulmans), qui détiennent l'essentiel du commerce à Lhassa, explosent en haine nue. L'émeute prend un caractère ouvertement racial. "C'était un déversement de violence ethnique de la nature la plus déplaisante qui soit", a raconté James Miles, correspondant à Pékin de The Economist et seul journaliste étranger présent à Lhassa ce jour-là.
Le correspondant de l'hebdomadaire allemand Die Zeit, George Blum, débarque, lui, le lendemain. Il découvre l'étendue des dégâts en se promenant dans la vieille ville quasi déserte. Il est frappé " par l'ampleur des destructions et les traces d'une violence telle qu'elle a choqué certains Tibétains, pourtant très anti-chinois". Des jeunes ayant participé aux émeutes crânent devant lui. Ils s'écrient : "On leur a montré, aux Chinois, ce dont on était capable !..."
L'émeute va durer jusqu'au samedi 15 mars en milieu de journée. Le bilan est lourd. Selon les autorités chinoises, il est de 22 morts, dont la plupart sont des "innocents" brûlés dans l'incendie de leur domicile. Pour l'entourage du dalaï-lama, il est d'environ 140 morts, dont de nombreux tués durant la répression policière qui a suivi. Selon certains témoins tibétains il y aurait eu 26 morts, dans la seule prison de Drapchi. Mais aucune image disponible n'illustre une répression sanglante, alors que nombre de documents attestent des agressions raciales anti-han et anti-hui. C'est la grande force de la propagande chinoise.
Vendredi et samedi matin, des touristes ont vu des véhicules blindés de transport de troupes équipés de canons sillonner les grandes artères. Ils ont entendu des coups de feu, des rafales de mitraillettes. Mais s'agissait-il de tirs de semonce ? Ou des tirs à vue ? Nul ne sait, les témoignages des étrangers sont auditifs, pas visuels. Certains Tibétains affirment, eux, avoir vu tomber sous leurs yeux des victimes dès vendredi. "La police a tiré sur la foule à balles réelles", rapporte un témoin sur Radio Free Asia.
La répression s'est abattue à partir de samedi midi dans la vieille ville bouclée, fermée, à l'abri de tout regard. Les touristes étrangers ont été pressés de quitter les lieux. On sait que les raids policiers se sont multipliés, que des coups de filet massifs ont eu lieu. Mais on n'en connaît pas les circonstances précises, ni le nombre des éventuelles victimes. Lhassa est devenue une "boîte noire" où le pire est imaginable, mais pour l'instant rien ne peut être prouvé.
Dans cette folle histoire, un autre mystère, très troublant, méritera un jour d'être expliqué : les forces chinoises, pourtant massivement déployées, auront attendu vingt-quatre heures pour "nettoyer" le terrain en employant les grands moyens, laissant les émeutiers piller, brûler et détruire en toute liberté. Etaient-elles débordées ? Avaient-elles reçu des consignes de modération afin d'éviter un bain de sang en images, un "Tiananmen" tibétain qui eût été fatal aux JO de Pékin ? Ou était-ce du machiavélisme consistant à laisser le chaos s'installer en ville - fût-ce au prix de vies "innocentes" - afin de justifier une répression à guichets fermés ? L'histoire des émeutes de Lhassa reste à écrire.
Mais déjà les regards se portent ailleurs. Il n'y a pas qu'à Lhassa que le Tibet s'est soulevé. La révolte s'est propagée à l'extérieur de la Région autonome, c'est-à-dire hors du Tibet strictement administratif. Dans les régions de peuplement tibétain de l'Amdo et du Kham, rattachées aujourd'hui aux provinces chinoises du Qinghai, du Gansu, du Sichuan et du Yunnan, une trentaine de foyers de protestation ont été répertoriés. L'univers tibétain, malgré son éclatement administratif et géographique, a réagi de manière solidaire. Dès le 15 mars, des centaines de moines du monastère de Labrang, à Xiahe (province du Gansu), organisent une marche demandant le retour du dalaï-lama, et se heurtent aux boucliers de la Police armée du peuple. Très vite, plusieurs localités de l'Amdo et du Kham connaissent à leur tour des troubles.
Il est difficile de déterminer avec certitude si des manifestants ont été tués par les forces de l'ordre lors de ces mouvements, et combien. Mais dans la préfecture tibétaine autonome d'Aba, dans le nord-ouest de la province du Sichuan, le 16 mars, la protestation dégénère : comme à Lhassa, des commerces chinois, des véhicules ainsi qu'un commissariat sont incendiés. Il n'est fait état d'aucune victime chinoise. Les moines du monastère de Kirti parviennent à récupérer les corps de près de 15 Tibétains tués par balles. Les photos de huit de ces cadavres ne tardent pas à circuler à l'étranger. Il s'agit quasiment des seuls clichés de la répression chinoise.
D'autres incidents graves éclatent le 24 mars à Luhuo (Drango en tibétain), dans la préfecture autonome de Ganzi dans le Sichuan. Le Monde a obtenu le témoignage d'un Tibétain originaire de la région. "Ce sont les nonnes qui sont descendues les premières dans la rue, le 24 mars vers 16 heures, raconte-t-il. Leur monastère, Ngyoe-go, est à une dizaine de kilomètres de la principale ville du district. Elles ont défilé en demandant le retour du dalaï-lama. La police armée les a bloquées et les a fait monter dans des camions pour les ramener au monastère. Les moines du monastère de Chokri, plus près, sont descendus à leur tour vers la ville. Ils ont été suivis par de nombreux villageois. Les policiers ont voulu leur interdire l'accès aux bâtiments officiels. Les gens chantaient, demandaient la liberté pour le Tibet et le retour du dalaï-lama. Puis des heurts auraient eu lieu. Des cailloux ont été lancés vers les policiers. Après, les Chinois ont dit qu'un policier avait été tué par une pierre, mais personne ne l'a vu. La police a tiré. Un jeune moine est mort. Un villageois aurait aussi été tué mais, là, ce n'est pas clair. Le soir même, les forces de police sont montées au monastère des nonnes, les ont fait mettre à genoux et les ont toutes arrêtées, sauf les plus âgées."
Ces incidents de Luhuo surviennent dans un climat déjà très lourd. Comme partout ailleurs dans les zones tibétaines, les nerfs y sont à vif depuis des mois. La perspective des Jeux olympiques a conduit les autorités à durcir leur contrôle. Dans les marches des régions tibétaines du Sichuan, l'envoyé spécial du Monde a pu constater combien la population était attachée au dalaï-lama. Et combien était profond le désarroi de le voir "errer si loin de son territoire" à un âge de plus en plus avancé. Bien avant le soulèvement de mars, les appels à un retour du dalaï-lama, émanant de moines ou de nomades, avaient nourri une tension récurrente.
Lors de la campagne d'"éducation patriotique" lancée en septembre 2007 dans toute la préfecture tibétaine de Ganzi, au Sichuan, les policiers et les officiels étaient passés de monastère en monastère pour obliger les moines à dénoncer le dalaï-lama. Afin de s'y dérober, à Batang, raconte un témoin, les moines sont tous partis "en vacances", ne laissant sur place que le responsable du "comité de direction démocratique" qui, dans chaque monastère, est censé être aux ordres du parti. A leur arrivée, ce moine leur a montré le monastère vide et leur a déclaré : "Pourquoi n'essayez-vous pas de faire manger du porc à des hui (musulmans chinois) ? Si vous y parvenez, alors nous renoncerons au dalaï-lama." La colère couvait. Il a suffi de l'étincelle de Lhassa pour embraser les esprits.
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